Le goût du sel


Il est 4h30, j'ai du mal à sortir du lit. Ma troisième alarme s'affole. La troisième déjà...

D'habitude, l'excitation d'observer le grand ballet de la vie sauvage à l'aube me donne la force de me réveiller sans repousser le cadran indéfiniment. 

Peut-être parce que je sais ce qui m'attend : le froid, l'humidité, l'incertitude, suffisamment de raisons qui pousseraient n'importe qui à se replonger dans les bras de Morphée. Heureusement, 

j'ai eu l'ingéniosité de préparer tout mon équipement la veille pour ne pas perdre de précieuses minutes.

L'objectif de ce matin est d'évoluer en waders à travers les rochers à marée montante. 

La migration des limicoles bat son plein, et les phoques communs étaient présents en grand nombre la veille.

Ce genre d'environnement laisse place à toutes les observations et situations possibles. 

Combien de fois m'est-il arrivé d'avoir une idée en tête qui aboutit à quelque chose de totalement différent. Rien n'est prévisible quand on marche dans le médiolittoral du fleuve Saint-Laurent.

Après une dizaine de minutes en voiture, j'arrive à mon spot de prédilection.

La pénombre habille encore le fleuve, mais je sais déjà que les phoques sont au rendez-vous. 

Je les entends hurler et se répondre avec leurs chants gutturaux si particuliers. 

Je vois leurs silhouettes se dessiner sur les rochers à chaque fois qu'ils s'étirent et bougent pour se replacer. 

La luminosité croissante transforme finalement cette masse bruyante en quelque chose de plus lisible et découpé. 

Il y a cinq phoques se tenant relativement proches, situés sur des rochers qui pourraient s'aligner dans la composition que j'espère.

J'enfile mes waders sans plus tarder, avec une forme de déni. Je m'imagine qu'elles sont sèches et chaudes, ce qui n'est absolument pas le cas. 

Il va bien falloir que j'en achète de neuves à un moment donné.


Je rentre alors dans ce monde merveilleux du médiolittoral encore recouvert de l'eau froide du fleuve. 

La marée sera basse dans environ une heure.

Si j'arrive à me rendre où je souhaite me positionner, j'aurai vraisemblablement de l'eau jusqu'au nombril. Par chance, le fleuve est calme aujourd'hui. 

Sinon, le risque serait beaucoup trop grand de se rendre si loin en waders. Des vagues trop grandes pourraient les remplir d'eau rapidement, m'alourdir, voire me faire tomber. 

Se retrouver au fond de l'eau avec des waders pleins peut se transformer en situation très délicate, voire périlleuse. J'y pense toujours.

D'autant que j'ai l'habitude d'évoluer relativement penché pour me rendre le moins visible possible. 

Cela augmente le risque de prendre l'eau, mais je n'ai pas le choix, car je veux éviter de stresser et d'alerter mes sujets du jour.

J'aime particulièrement les photos où les phoques ont l'air détendus et complètement ignorants de ma présence. 

Des images difficiles à capturer et qui demandent de la rigueur et de la patience en termes de déplacements. Trop souvent, je vois des gens s'approcher trop près et trop vite.

À mesure que je marche, j'aperçois la vie qui s’anime tranquillement.

Des crevettes minuscules, des oursins et quelques crabes craintifs. Mais ce qui retient le plus mon attention, ce sont deux énormes pinces qui dépassent d'un rocher à mes pieds. 

Elles sont d'un orange teinté de bleu, particulièrement magnifique. Les homards sont facilement observables dans ce type d'environnement. 

Il faut avoir l'œil cependant, mais pas de souci pour le Breton que je suis. Cependant, je ne suis pas ici pour lui.

J'arrive finalement au rocher qui va me permettre de me positionner confortablement et discrètement pour observer le lever du soleil sublimer nos amis pinnipèdes. 

J'ai effectué toute cette traversée le visage couvert, en marchant discrètement de roche en roche quand ils ne me regardaient pas. 

Sinon, ils auraient été apeurés et auraient quitté leurs promontoires. 

Ils sont relativement curieux quand ils se tiennent dans l'eau, mais ils le sont beaucoup moins dans un environnement où ils sont plus vulnérables.

Je me place et prépare mes réglages.

La luminosité a drastiquement augmenté depuis le début de mon périple. La température de mon corps, certainement moins. 

On a beau être début septembre, le froid matinal du bord du fleuve ne pardonne pas, encore moins quand on laisse traîner ses doigts dans l'eau salée.

J'observe un phoque qui s'étire de toute sa longueur en bâillant à pleines dents. 

Comme je l'envie. Je devrais encore être dans mon lit à faire la même chose que lui. 

Au lieu de ça, je sens l'eau pénétrer lentement dans les différents trous de mes waders, un inconfort supplémentaire qui vient me rappeler que ce genre de proximité se mérite. 

Et aussi que le café sera bon.

À peine ai-je le temps de penser à autre chose que le soleil apparaît. 

Il vient sublimer cette scène et ce panorama d'une chaleur qui me réchauffe instantanément. Je capture ce tableau du mieux que je peux, en espérant retranscrire parfaitement chaque teinte et silhouette comme je les vois de mes yeux.

C'est la première fois que j'arrive à avoir le continent en arrière-plan avec les phoques. 

Habituellement, j'ai le ciel ou l'immensité de la mer comme toile de fond. 

Le résultat d'un bon placement et d'une bonne analyse du terrain avant de m'aventurer dans l'eau.

Je relève la tête et apprécie ce spectacle de mes propres yeux : des eiders et des cormorans viennent agrémenter la scène à mesure que le soleil s'élève de plus en plus haut.

Bientôt, la lumière sera déjà trop intense. Ça ne dure jamais bien longtemps près d'une grande étendue d'eau. 

Et bientôt, il va déjà être temps de rentrer. Je passe ma langue sur mes lèvres, 

car comme à chaque fois que je passe du temps dans l'eau face aux embruns de l'océan, 

j'ai le goût du sel dans la bouche.

dans Affût
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