La tête dans les nuages

L'aventure d'aujourd'hui se déroule lors des derniers jours de mon périple au Yukon.

Après plusieurs semaines à explorer ce territoire sauvage du nord-ouest du Canada, je sentais que la fin approchait.

J'avais déjà côtoyé et observé bien plus d'espèces fauniques que je n'aurais pu espérer. 

Des orignaux dans des paysages grandioses, qui contrastent avec les environnements plus fermés où j’ai l'habitude de les voir. Et des grizzlis sur la côte pacifique de l'Alaska, où j’ai passé quelques jours avec mon ami Corentin, Celui sans qui tout aurait été bien plus difficile.

Cependant, une espèce me trottait particulièrement en tête : les fameuses chèvres des montagnes Rocheuses, présentes de l'Alberta jusqu'au Yukon, en passant par la Colombie-Britannique. Je les avais aperçues dans la région de Tutshi lakei entre Skagway en Alaska et Carcross. 

Ce segment de route, entouré de hautes montagnes, est propice à l'observation des mouflons et des chèvres de montagne. Ils apparaissent souvent comme de petits points blancs sur les parois rocheuses, se fondant dans la végétation arbustive en altitude.

Les repérer n’est pas un problème pour qui sait être patient. Le véritable défi réside dans le fait de les approcher en gravissant ces hauts sommets.

Voilà donc ma mission du jour : photographier ces chèvres dans leur environnement naturel, en faisant du hors-piste. Il ne s’agit pas d’emprunter des sentiers de randonnée existants, mais plutôt de suivre les sentiers que les chèvres elles-mêmes utilisent, tout en restant suffisamment discret pour ne pas les effrayer.

L'ascension commence après avoir repéré un groupe de six individus sur une crête. Équipé de bâtons de marche et d’un téléobjectif 100-400mm relativement léger, je me lance dans cette montée qui semble, à première vue, sans encombre.

Très vite, je réalise que l’ascension est bien plus raide que prévu, et que les chèvres ne choisissent pas le chemin le plus facile. 

Là où les sentiers de randonnée sont aménagés pour allonger la distance et faciliter la montée, les chèvres, elles, choisissent le chemin le plus direct, même si cela implique des pentes vertigineuses qui feraient frémir n'importe quel randonneur expérimenté.

Tous les cinquante mètres, je m'arrête pour analyser le terrain et m'assurer que le groupe de six chèvres est toujours visible. Mon objectif est de les retrouver au sommet.

À mesure que la pente s'accentue, je me rends compte d’un autre problème : les rochers se dérobent sous mes pieds. 

À plusieurs reprises, je dois m’aider de mes mains pour continuer l’ascension, mes bâtons de marche étant devenus inutiles. Parfois, des pierres que je saisis se détachent et dévalent la pente avant d’être arrêtées par un buisson ou un jeune peuplier. 

Ces moments de stress m’obligent à faire le vide et à apprécier le paysage spectaculaire qui s’étend sous mes pieds, avec une vallée bordée d'un lac majestueux.

Il n’est plus question de reculer maintenant, étant à mi-chemin entre mon objectif et mon point de départ. Les taches blanches qui n’étaient au départ que de petits points deviennent de plus en plus distinctes, et je peux même observer du mouvement, notamment deux chèvres qui disparaissent derrière la crête.

Mon groupe de six individus est réduit à quatre. J'espère que celles-ci resteront dans ma trajectoire, car les perdre de vue compliquerait grandement la suite. 

D’autant que j’amorce une section particulièrement chaotique et dangereuse : une longue pente dégagée, sans arbres pour me retenir. La prudence est de mise pour éviter une chute.

Sans réseau et à une telle altitude, il n’est pas question de prendre des risques inconsidérés. Mon but est d’arriver à destination, peu importe le temps que cela prendra.

Après plusieurs dizaines de minutes, j’arrive enfin en haut de cette pente abrupte, épuisé et stressé par le vent qui s’est intensifié, rendant la progression encore plus inconfortable. Cette section se termine sur un petit plateau parsemé de crottes de chèvres, signe qu’elles sont passées par ici. Je choisis le sentier qui semble le plus emprunté, espérant retrouver le contact visuel avec le groupe de quatre.

Soudain, après avoir gravi un monticule rocheux, je me retrouve nez à nez avec deux magnifiques chèvres des montagnes. Je me couche instantanément et couvre mon visage pour dissimuler le blanc de ma peau, si visible dans cet environnement. 

Ce sont probablement les deux chèvres que j’avais vues disparaître plus tôt derrière la crête. Elles étaient simplement cachées par les rochers.

Quelle chance d’être si proche ! Je peux voir leur fourrure blanche virevolter dans le vent, éclatante, semblable à la neige éternelle des hauts sommets. Elles me regardent curieusement, mais n’ont pas l’air effrayées, ce qui me permet de me reculer lentement pour prendre quelques photos.

Finalement, après avoir capturé de nombreuses images, elles continuent leur chemin, descendant vers la vallée. Je les perds rapidement de vue derrière une corniche.

Tenter de les suivre serait dangereux vu la pente et le vent. Il ne me reste plus qu’à continuer à monter, espérant retrouver les quatre chèvres que j'avais laissées plus bas.

Je progresse à travers des épinettes noires et des genévriers, qui m'offrent de la prise pour me hisser sur un second plateau rocheux. À ce stade, il est impossible de monter plus haut sans équipement d’escalade.

Alors que le ciel, d’abord ensoleillé, se couvre de nuages menaçants, je me retrouve enfin face à mes quatre chèvres, de l’autre côté d’un cap rocheux. 

Elles ne m’ont pas repéré. À environ cinquante mètres de distance, elles se nourrissent paisiblement, sautant d’un rocher à l’autre avec une aisance fascinante. 

Leur musculature saillante, visible à travers leur épaisse toison blanche, rappelle celle des yaks.

Je rampe à travers les excréments pour trouver la position idéale et immortaliser ces scènes de vie pendant près d'une heure. Les montagnes en arrière-plan apportent une touche finale à ce décor déjà parfait.

Mais soudain, un coup de vent emporte ma casquette. Je la rattrape de justesse, mais trop tard, une femelle et son petit m'ont repéré. Les deux autres chèvres, après un regard rapide, continuent de brouter, impassibles.

Ce moment de connexion avec la mère et son petit est d’une beauté rare. Je suis tellement captivé que j’en oublie presque les deux autres chèvres, qui finissent par gravir les derniers mètres jusqu’au sommet. Désormais, le paysage est parfait : une chaîne de montagnes enneigées en toile de fond complète merveilleusement ce tableau.

Après tant d’efforts, j'en oublie presque que la descente sera tout aussi intense que la montée. Mais pour l’instant, comme elles, j’ai la tête dans les nuages.

Seul avec mon appareil